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Le journal de Pok
27 juillet 2024

"Matango!" de The Kill Devil Hills : mutation et émotion

Tiens, voici un album facile à chroniquer. La meilleure chose qu’on puisse écrire dessus, c’est : « Ecoutez-le ! Parce que c’est très beau et très original ». On s’arrête là ? Parce que sinon, les choses vont devenir très, très compliquées. Bon, puisque vous insistez…

Quand on cherche la signification du mot « Matango », on trouve a priori la référence à un film de monstre japonais ou a un vin d’huile de palme camerounais. Bon, il y a bien un animal monstrueux sur la pochette étrange du dernier album des Australiens de The Kill Devil Hills, mais parle-t-on bien de la même chose ? The Kill Devil Hills viennent de Perth, dans l’Ouest de l’Australie, et ont démarré il y a 20 as déjà en jouant du « cow punk » (étiquette un peu dépassée qui qualifiait jadis ces groupes faisant une musique très « roots » sans en respecter les codes traditionnels), avant d’être considérés comme un groupe « folk-rock », voire « alt-country ». Or l’écoute de Matango!, qui démarre avec Survivor Guilt, long vertige planant et bruitiste où la voix semble parfois se noyer dans l’électronique, contredit franchement ces qualificatifs, que le groupe a clairement dépassés, produisant ce que les journalistes rock de Down Under qualifient de musique « mutante ». « Mutante » car son ADN a été clairement contaminé par plein de choses pas très nettes, au point qu’à chacun des titres de Matango!, on est tenté d’en mettre à jour la liste (post-rock, indie rock, noise, etc.), même si c’est inévitablement Nick Cave (encore une fois, mais comment l’éviter ?) que la voix du chanteur / guitariste Brendon Humphries évoque. C’est d’ailleurs là la seule chose qui empêche d’empiler les superlatifs sans aucune retenue devant Matango!, ces échos trop « connus », reconnaissables au milieu d’une musique par ailleurs tellement originale. Ecoutez le magnifique The Day the Dinosaurs Died pour comprendre ce que nous voulons dire…

Conçu juste avant le début de la pandémie, avec des démos créées en France en pleine canicule alors que le groupe tournait en Europe, Matango! a été finalement enregistré à Perth et ne sort que maintenant, six ans après son prédécesseur, Pink Fit. Brendon attribue ce long temps de gestation à l’arrêt imposé par les confinements, mais également à des circonstances familiales comme la naissance d’enfants ! On peut donc appréhender Matango! comme un journal de bord de la traversée de près de quatre années d’aléas, ce qui lui confère une profondeur, une humanité peut-être supérieure aux productions antérieures du groupe. On pourrait parler de maturité si l’aspect extrêmement aventureux de la forme musicale n’était pas aussi incompatible avec ce concept !

This Is Karrakatta est un trip vertigineux, une mélopée menaçante posée sur un assemblage hétéroclite de sons organiques et électroniques : une réussite combinant une forme audacieuse et une grande puissance émotionnelle. Composé à bord d’un train (oui, il y a là quelque chose d’une « train song »), évoquant le nom d’un cimetière de Perth construit à l’emplacement d’un marais, il s’agit d’une réflexion sur le piège existentiel que constituent nos racines : « I could never die in this town / If my parachute is fucked / Leave my teeth on a mountain / The tarot lady told me as a kid / You’ll either be stillborn or still kicking at the lid » (Je ne pourrais jamais mourir dans cette ville / Si mon parachute est foutu / Je laisserai mes dents sur une montagne / La dame du tarot me disait quand j’étais enfant / « Toi, tu seras mort-né ou bien tu donneras encore des coups de pied pour soulever le couvercle »). The Day the Dinosaurs Died pleure non pas la mort des dinosaures, mais de l’enfant en nous qui s’émerveillait devant ces gigantesques créatures disparues : oui, il faut bien reconnaître qu’on est là dangereusement proche de ce que fait Nick Cave, mais c’est tellement beau qu’on ne leur reprochera pas trop. Prescribed Burns poursuit sur le même territoire musical que les deux titres précédents, mais s’en distingue par un crescendo dissonant du plus bel effet. Atomic Kitty nous ramène vers une forme musicale plus classique, la beauté surgissant à mi-course, quand les cordes et la voix s’élèvent vers les cieux, de manière saisissante… jusqu’à un final asphyxiant d’intensité.

Pour ouvrir le seconde face, Patrician Facade est chanté par Todd Pickett, le batteur, qui ne se ridiculise pas en remplaçant un leader aussi charismatique que Brendon Humphries : c’est aussi un rappel que dans l’esprit de The Kill Devil Hills, la beauté naît aussi des dissonances, du chaos expérimental, et que le groupe n’a pas fini d’essayer des choses différentes. Ce qui est confirmé immédiatement après avec Unlike Hemmingway Said, une sorte de version discordante, littéralement en roue libre des Bad Seeds, animée par un désir de prendre l’auditeur à rebrousse-poil. Thirteenth Sunday rassurera les plus craintifs : la magie fonctionne tout aussi bien quand Brendon récite et chante ses textes sur un tapis musical parfaitement cinématographique, avec seulement quelques petits accrocs soniques. Les six minutes de New Ordos constituent le sommet de l’album : de la pure magie, entre la voix pleine d’émotion de Brendon et une orchestration ample, qui n’hésite pas pourtant à prendre des risques par rapport aux canons du genre.

C’est paradoxalement en mettant en avant le côté le plus traditionnel du groupe, ses racines (?) que la délicate ballade The Weight of a Woman referme un album qui aura fait d’impressionnants va-et-vient du classicisme à la modernité.

Espérons maintenant qu’il ne faudra pas attendre 6 autres années pour avoir droit à une suite à ce Matango!

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