"No Direction Home : Bob Dylan" de Martin Scorsese : un moment unique de l'Histoire du Rock
« How does it feel? / How does it feel? / To be on your own / With no direction home / A complete unknown / Like a rolling stone? » (Comment est-ce que tu te sens ? / Qu’est-ce que ça te fait… ? / D’être seul / Sans savoir dans quelle direction se trouve ta maison / D’être un parfait inconnu / Comme une pierre qui roule ?). Soit l’un des refrains les plus emblématiques de l’une des plus grandes chansons jamais écrites, Like a Rolling Stone. Mais aussi la parfaite illustration de ce que Bob Dylan, prophète d’une génération – celle des années 60 – qui se sentait perdue et savait seulement qu’elle ne voulait pas emprunter celui de ses aînés, a su traduire par ses chansons, ses textes. Aucune surprise donc que ce soit cette phrase que Martin Scorsese ait choisi comme titre à son documentaire fleuve sur les premières années de la carrière de Bob Dylan. Les années qui ont le plus compté, bien sûr, ces années où l’on pensait très fort que l’Art, et la Musique en particulier, pouvait sinon sauver le Monde, du moins contribuer à dessiner les contours d’un avenir meilleur.
Même si No Direction Home : Bob Dylan peut être considéré, vu de notre perspective, comme l’un des grands films documentaires de Scorsese, il convient de savoir que le projet ne fut pas le sien à l’origine : c’est Jeff Rosen, le manager de Dylan, qui le monta, dix ans plus tôt, et l’étoffa au fil des années en accumulant des interviews de musiciens, d’artistes, d’amis, de proches. D’ailleurs, Dylan lui-même, dont on sait qu’il était, à l’époque tout au moins, peu intéressé par la « documentation » de son passé, accorda en 2000 un interview à Rosen… En parallèle, fut réalisé un énorme travail de collecte d’enregistrements sonores et visuels de concerts donnés pendant l’époque que le documentaire se proposait de couvrir, c’est-à-dire la période 1961-1966, celle qui fut cruciale : entre l’arrivée de Dylan à New York, sa « découverte » au sein de la scène folk locale, et son fameux accident de moto, qui, d’une certaine manière, mit un terme à sa trajectoire stratosphérique, ou tout au moins la fit changer et d’orientation et de nature.
Ce fut lorsque Rosen commença à réaliser qu’il ne serait pas facile d’organiser tout ce matériel, de lui donner un sens, bref, d’en faire une œuvre de cinéma, qu’il approcha Martin Scorsese pour sa réalisation : en 2001, après avoir semble-t-il, hésité, Scorsese embarqua enfin sur le projet. Et le mena à bout, nous offrant par là-même un documentaire-clé pour la compréhension, non seulement de Bob Dylan, mais aussi de son époque.
Au cœur du film se trouve le moment mythique de l’électrification de la musique de Dylan, cet instant fondamental dans l’histoire de la musique du XXème siècle où Dylan passe du folk contestataire au rock agressif, qui lui semble alors plus à même de porter sa vision, plus en phase avec ce que la jeunesse attend. Cette rupture se matérialise lors de la tournée de 1966 en Grande-Bretagne, au cours de ces concerts en deux parties où Dylan « franchit le Rubicon » de l’électricité, au grand dam de ses admirateurs plus conventionnels. Le miracle fut que, en 2004, on retrouva la pellicule perdue d’un film (réalisé par D. A. Pennebaker !) de ce fameux concert à Manchester qui vit un spectateur outragé crier à Dylan : « Judas ! ». Et cette invective légendaire est donc désormais préservée – à jamais ? – dans le film de Scorsese…
Bien sûr, tout cela est bien connu, et a été largement documenté par écrit, mais, soyons francs, c’est autre chose de le VOIR, magnifié par la science de la narration et du montage de Scorsese : No Direction Home : Bob Dylan documente le tournant de la société US, avec le mouvement des droits sociaux, les révoltes des Afro-américains, la montée de la conscience politique alors que la Guerre du Vietnam se durcit, Kennedy et Martin Luther King… Ici, tout cela, on le VOIT, on le VIT, au fil d’un récit dont la tension s’exacerbe lentement, jusqu’à une dernière heure tétanisante : Dylan balance dans le feu des révolutions qui s’annoncent sa propre mythologie, et devient ce rocker camé et famélique dont l’image (tout de noir vêtu), les déclarations provocatrices et la mutation musicale provoquent consternation et rage autour de lui. Scorsese, grâce aux documents inédits rassemblés par l’équipe de Rosen, nous montre ce qui n’est sans doute plus imaginable aujourd’hui : la crucifixion d’une star, d’un prophète qui rejette un rôle qu’il ne veut plus assumer.
On ne l’a pas dit, parce que c’est une évidence, la musique que l’on entend ici est magique, exceptionnelle. Mais peut-être que ce qu’on retiendra finalement de No Direction Home : Bob Dylan, ce sont ces impressionnants moments d’égarement de Dylan, face à une haine générale quasi tangible, et qui finit par le consumer.