"Bayport BBQ Blues" de Left Lane Cruiser : bon appétit !
Il y a des gens qui pensent que le Blues est une « musique de vieux », une musique du passé, que le rap a définitivement enterré, et qui se retrouve aujourd’hui uniquement jouée, comme le jazz, par des musiciens virtuoses devant un public d’esthètes raffinés mais pas très sensibles à la réalité de 2024. Oui, on en a rencontrés ! L’une des manières possibles de leur faire comprendre leur erreur de jugement, c’est évidemment de les emmener à un concert de Left Lane Cruiser : la brutalité viscérale de ce Blues-là, la rage infinie avec la quelle le jouent Frederick ‘Joe’ Evans IV (hurlements, slide guitare au son démentiel), et Brenn ‘Sausage Paw’ Beck (batterie frénétique), et la pertinence douloureuse de cette musique, tout ça devraient s’avérer convaincant, non ?
Mais il y a aussi, il ne faut pas l’oublier, une bonne dose d’humour, de dérision derrière l’approche provocatrice de Left Lane Cruiser : après tout, les punks les plus convaincants et les plus impactants ont toujours été ceux qui ont su manier la dérision. La pochette de Bayport BBQ Blues, leur nouvel album, nous promet un banquet festif de viande rôtie bien goûteuse, bien grasse et bien peu diététique, qui attirera les disciples d’Obélix et ses sangliers, mais fera définitivement fuir les vegans. D’ailleurs, ne vous donnez pas la peine d’aller chercher une critique d’album de Left Lane Cruiser, sur Pitchfork (« the most trusted voice in music », comme il se qualifient, sans aucun second degré, pour le coup) : tout ça est bien trop indigeste pour leurs estomacs fragiles !
Maintenant qu’on est entre nous, que les plus délicates et délicats ont arrêté de lire cet article, rentrons un peu dans les détails de cet album, dédié, c’est important, à la mémoire de Chris Johnson, le créateur du Deep Blues Festival, qui réunit chaque année dans le Missouri des artistes et des groupes jouant du Blues alternatif. Curieusement, l’album démarre de manière modérée avec Motown Mash, sans doute histoire de ne pas faire fuir les pieds tendres, et c’est à Big Momma Shake qu’incombe la tâche de mettre les points sur les « I » : on est bien ici dans une forme « pure » de Blues, mais jouée avec une force et une sauvagerie rares : c’est un véritable incendie que le duo allume, avec une conclusion à la guitare qui verse carrément du napalm sur le couple en train de danser et / ou de forniquer. Man Down the Road continue avec la même intensité, avec un déluge de slide guitar comme on en entend rarement. On s’imagine pouvoir reprendre son souffle avec Crazy Love, un morceau acoustique, oui : mais la moiteur et la méchanceté qui transpirent de la chanson nous renvoie plus au mythique Deliverance de John Boorman qu’aux Beignets de Tomates Vertes (c’est un message aux cinéphiles parmi nous !).
Black Forest Blues transforme le malaise en pleine férocité : les hillbillies de Deliverance sont probablement déjà en train de courser des touristes imprudents dans les sombres forêts du coin pour leur faire subir les pires outrages imaginables ! Sur River Picker, il est même possible de danser, ou tout au moins de se trémousser en prenant soin toutefois d’éviter et les flaques de bière et les tabourets qui volent, alors qu’une partie des danseurs est en train de s’écharper pour les beaux yeux d’une barmaid délurée : et pourtant la chanson se conclut avec une élégance inattendue ! Est-ce qu’on sert de la dinde-vautour dans le barbecue de Bayport ? C’est la première question qui vient à l’esprit en écoutant le presque joyeux Turkey Vulture ? Ces gens essaieraient-ils d’être aimables avec nous ? L’accalmie continue avec Get Down, et on hésite : est-on à ce moment-là dans le classique « ventre mou » de la seconde face de l’album ? Ou bien le duo a-t-il décider de nous prouver, à nous qui ne demanderions rien, qu’ils sont capables de composer et de jouer de belles chansons pleines d’émotion ?
Il est grand temps de se ressaisir, et les deux minutes et vingt cinq secondes de Backyard sont l’ultime tuerie du disque, avec un grand retour de la guitare furieuse, avant une longue conclusion en forme de réflexion existentielle : « le dos au mur », « il n’y a pas d’issue facile », ce genre de choses. Et il y a même un titre bonus, Ophelia, avec ajout de piano honky tonk, qui n’a pas grand chose à voir avec l’avalanche électrique qui a précédé, mais sur lequel il est difficile de tirer la gueule : on aura simplement du mal à guincher avec l’estomac aussi rempli !
On sait, bien entendu, que les qualités de ce nouvel album seront encore plus évidentes une fois ces chansons interprétées sur scène, mais on remercie d’ores et déjà Left Lane Cruiser de continuer ainsi à rouler à toute allure du mauvais côté de la route, sans crainte du choc frontal !