"Look to the East, Look to the West" de Camera Obscura : un morceau de notre cœur…
Dans le domaine pas forcément très populaire que l’on qualifiait, à la fin des années 90, de « twee pop » (un terme qui peut facilement être vu comme péjoratif si on aime les musiques bien « appuyées »), l’un des groupes les plus intimement aimés par les fans du genre fut incontestablement Camera Obscura. Si le groupe de Tracyanne Campbell – au chant – et Gavin Dunbar – à la basse -, les seuls membres originaux restant aujourd’hui dans Camera Obscura, ne rencontra pas le même succès que leurs compatriotes de Belle and Sebastian, leur magnifique album de 2009, My Maudlin Career (notre préféré !) réussit à entrer dans les charts du Royaume Uni. Néanmoins, depuis le décès de leur pianiste / organiste Carey Lander en 2015, le groupe ne donnait plus signe de vie. Jusqu’à la sortie, quasiment par surprise, de ce Look to the East, Look to the West, un album que l’on osait plus espérer (et que l’on redoutait aussi un peu, de peur qu’il gâche nos souvenirs…).
Inutile de tergiverser, dès le premier titre, Liberty Print, l’allégresse est de mise : mis à part une batterie électronique qui ne nous réjouit pas de prime abord, on se sent chez nous, et on retrouve les sensations bienheureuses, délicieuses même que le groupe diffusait. C’est bien du Camera Obscura, avec cette atmosphère brumeuse et lumineuse à la fois (eh oui, c’est possible !), ce chant inimitable de Tracyanne, ces mélodies d’abord discrètes, qui se méritent mais deviennent addictives au fil des écoutes, cette guitare « réverbérée » comme il faut. Ce qui ne veut pas dire que Look to the East, Look to the West ne marque pas une évolution : l’électronique est un peu plus présente, mais cette « modernité » que l’on n’attendait pas est plus que compensée par une respiration de la musique encore plus ample, plus harmonieuse.
We’re Going to Make It in a Man’s World porte une vision du féminisme à la foi légère et formidablement pertinente, appliquée à la « place de la femme dans l’industrie musicale » : mais c’est surtout ravissant, et la victoire est acquise, on est définitivement captivé. On sait que l’album va contenir son lot de mélodies inoubliables qui vont enchanter notre année 2024.
Il y a aussi cette fois des tonalités country plus marquées (la pedal steel et le rythme « bouseux » du joli Big Love, l’atmosphère plus americana que nature de The Night Lights), et des incursions dans le pré carré du Fleetwood Mac classique (Denon) : ce n’est peut-être pas ce qu’on attendait, mais le groupe garde en toutes circonstances une élégance infinie. Et puis, à l’inverse, le classicisme absolu de la ballade Only a Dream nous submerge littéralement d’émotion : quelle voix ! quel chant ! Plus loin, Sleepwalking répète le même miracle : c’est tellement parfait qu’on se dit (hérésie !) que, finalement, on n’a même pas besoin du reste de Camera Obscura, Tracyanne Campbell juste accompagnée au piano, c’est déjà renversant…
On émerge de ce rêve parfait avec un joli titre électro-pop, peut-être le plus commercial de l’album (attention, ce n’est pas une critique !), Baby Huey (Hard Times). Qui plus est, les paroles expriment clairement, sinon le sujet, mais au moins le sentiment général que dégage l’album : « The chaos of summer has died / Spring has sprung / All the songs have been sung / All the sailor boy hearts / A thousand pats on our backs / I’m feeling warmed / I’m at the eye of the storm » (Le chaos de l’été est mort / Le printemps est arrivé / Toutes les chansons ont été chantées / Tous les cœurs des marins / Mille petites tapes dans le dos / Je me sens réchauffée / Je suis dans l’œil de la tempête). Il s’agit cette fois de chanter une mélancolie bienheureuse, solaire, et aussi pragmatique : oui, le passé est bien passé, et peut-être bien que le futur sera moins idyllique, mais pour le moment, jouissons des instants de bonheur qui nous sont offerts…
Pop Goes Pop est certainement un morceau un peu plus faible (le genre que l’on relègue en milieu de seconde face, justement), mais l’orgue Hammond qui y éclot compense la relative banalité de cette country music assez traditionnelle. Et puis, ce n’est pas grave, car Sugar Almond, qui suit, est une tuerie absolue : écrite en souvenir de Carey Lander (et ses yeux en amande), c’est une pièce de musique bouleversante, sans doute le sommet de l’album, avec son texte splendide : « Hey I liked who we were together / I’m not sure who I’ll be apart / I will love you forever and ever / You didn’t take much / You took a piece of my heart » (Hé, j’ai aimé qui nous étions ensemble / Je ne sais pas qui je serai sans toi / Je t’aimerai pour toujours et à jamais / Tu n’as pas pris grand-chose / Tu as emporté un morceau de mon cœur). Look to the East, Look to the West, conclusion parfaite d’un album beaucoup plus réussi que tout ce à quoi nous rêvions, distille une sagesse toute simple, et pourtant éclatante : « Be a good girl / And try your best » (Soit une bonne fille, et fais de ton mieux). Et les dernières notes, cristallines, de piano, emportent notre cœur avec elles, quand elles se taisent.
Magistral.