"I’m totally fine with it 👍 don’t give a fuck anymore 👍" de Arab Strap: ils ont toute notre attention !
« Ca fait tellement de bien de remettre un peu de merde dans sa vie, ça donne le sentiment d’être vivant ! » : voilà comment Alan Moffat nous avait expliqué, au sortir du Covid, la motivation d’Arab Strap, derrière As Days Gets Dark, d’aller désormais se coltiner plus franchement que par le passé avec le monde. De ne plus, à leur âge, et après 15 ans de break, parler d’eux mais d’entreprendre d’affronter directement les horreurs et la brutalité d’un monde de plus en plus incompréhensible. Et de faire, du coup, évoluer leur musique, en intégrant au sein d’une approche toujours très organique, des éléments électroniques, dansants parfois. Une actualisation bienvenue d’une musique qu’il aurait été plus confortable de reproduire à l’identique pour renouer avec un brillant passé dont les fans étaient forcément nostalgiques : car la nostalgie, le confort, ce ne sont pas des mots faisant partie du vocabulaire d’Arab Strap.
Et avec leur tout nouveau disque, au joli titre ambigu et ironique (I’m totally fine with it đź‘Ť don’t give a fuck anymore đź‘Ť), nos deux Ecossais persistent dans la même démarche. En se penchant cette fois sur nos comportements dans cet environnement merveilleux que notre époque digitale – et de moins en moins humaine – a générés. Et sur la manière dont, soit nous sombrons dans ce chaos virtuel, soit nous souffrons d’un isolement de plus en plus aliénant. Le terrible Allatonceness ouvre le feu dès ses premières phrases : « They’ve got your attention / The fat and the furious, and your attrophied legs can’t run / They’ve got your attention / The juvenile jilted, derailing all discourse for fun / They’ve got your attention / The slapstick insurgents, with giggles and shits and grenades » (Ils ont votre attention / Les gros et les furieux, et vos jambes atrophiées ne peuvent pas courir / Ils ont votre attention / Les juvéniles abandonnés, faisant dérailler tout discours pour le plaisir / Ils ont votre attention / Les insurgés burlesques, avec leurs rires, leurs merdes et leurs grenades). Le spoken word de Moffat fait évidemment merveille sur un tapis sonore post-punk furieux, mais, attention, pas de discours de boomer dépassé ici. Simplement la constatation irritée de notre propre faiblesse, car finalement : « They’ve got my attention / And I think I love it » (Ils ont mon attention / Et je pense que j’adore ça).
Les tonalités (un peu) banalement post-punk de cette introduction – basse en avant, batterie lourde, guitares grinçantes – ne sont, et c’est heureux, qu’une fausse piste: c’est plutôt l’électronique qui va prendre le relais. Dès Bliss et Sociometer Blues, les titres suivants relâchent – au moins formellement – la pression, et adoptent une apparence plus aimable, nous entraînant sur le dance floor : car pourquoi ne pas danser « intelligents », pourquoi ne pas réfléchir en remuant des fesses ? Ce qui ne veut pas dire que les sujets des morceaux sont plus anecdotiques. Sociometer Blues décrit une relation d’amour-haine (ou amitié – haine) devenue toxique, mais dont l’arène est le monde digital : « You take all my time, you take all my strength, you steal my love / You bait me and hate me / I let you inside, I follow you blind, I take your lead / You shame me and maim me / These thoughts and opinions are all my own / Your thoughts and opinions are not my own / My thoughts and opinions are not your own / Our thoughts and opinions are not our own » (Tu me prends tout mon temps, tu me prends toutes mes forces, tu me voles mon amour / Tu m’appâtes et me hais / Je te laisse entrer, je te suis aveuglément, je suis ton exemple / Tu me fais honte et me mutiles / Ces pensées et opinions sont les miennes / Tes pensées et opinions ne sont pas les miennes / Mes pensées et opinions ne sont pas les tiennes / Nos pensées et opinions ne sont pas les nôtres). Un texte magistral, une véritable claque.
Quelques jolies (oui, oui !) mélodies s’invitent par surprise au milieu des beats et des récits comateux ou pré-apocalyptiques : Hide Your Fires est presque un morceau consensuel par sa gestion des montées et des descentes d’intensité. Summer Season, sans abandonner les beats électroniques, est une merveille de beauté, d’abord ténue, puis peu à peu formidablement… lumineuse, en dépit du nihilisme accablé du texte (« I disappear, but I am happy here » – Je disparais, mais je suis heureux ici) : c’est le premier gros, gros coup de cœur de l’album : « Sun is shining / Let’s pretend my lockdown did not end » (Le soleil brille / Faisons comme si mon confinement n’était pas terminé). Mais au sein de l’appartement du reclus, le téléphone sonne dans le vide. Transformé en taupe métaphorique, l’artiste ne peut, sur Molehills, magnifique conclusion de la première face, que constater son aliénation, son absence au monde : « These are not my ears that hear you, these are not my kissing lips / And these are not my arms that hold you… » (Ce ne sont pas mes oreilles qui t’entendent, ce ne sont pas mes lèvres qui s’embrassent / Et ce ne sont pas mes bras qui te tiennent). Et Molehills se termine par un bref, brutal, intense, sentiment de panique.
Strawberry Moon est le titre typique de début de seconde face, un morceau plus « ouvert », plus « facile » (même si, attention, la musique d’Arab Strap n’est jamais « difficile »), mais est une sorte de mensonge, de ceux qu’on se dit à soi-même lorsqu’on veut se réconforter : il y aurait, quelque part, une issue. « I have no need of paradise, I have no need to roam / Big strawberry moon, take me home » (Je n’ai pas besoin du paradis, je n’ai pas besoin d’errer / Grosse lune de fraises, ramène-moi à la maison). S’ouvre alors la seconde partie de l’album, plus organique, plus intimiste, plus proche du « slowcore » ayant traditionnellement servi d’étiquette à Arab Strap. Plus belle peut-être, parce que, peut-être, après toutes ces années, nous préférons la tristesse à la colère. You’re Not There est une bouleversante chanson à twist – que nous ne dévoilerons pas – qui montre que, paradoxalement, les outils digitaux (le smartphone, ici) peuvent aussi nous servir à ne pas perdre totalement la raison. Haven’t You Heard est portée par une mélodie superbe, et un piano qui peut scander tour à tour la tristesse, l’émotion et le retour à la vie. Safe & Well nous rappelle que le folk (guitare acoustique, et puis des violons qui distillent l’habituelle mélancolie) reste une forme des plus pertinente quand il s’agit de nous parler à l’oreille et directement à l’âme : cette chanson si douce est pourtant l’une des plus terrifiantes de l’album, puisqu’elle matérialise par des mots terribles – sur la mort solitaire d’un femme pendant la pandémie, dont le corps se putréfiera dans son appartement pendant des mois, sans que ses voisins ne s’aperçoivent de rien (« tiré de faits réels », comme on dit au cinéma !) – l’isolement croissant de chacun, dans un monde où la proximité physique est annihilée par l’indifférence.
Dreg Queen est une magnifique ode à l’amitié comme planche de salut, même s’il s’agit de l’amitié cimentée au fond des bars, à force de s’assommer ensemble dans l’alcool : et si la seule victoire contre le monde incompréhensible était là, dans ses moments où l’humanité se réduit à une hébétude focalisée sur un verre vide alors que la voix d’un pote de beuverie tente de vous rappeler qu’il reste encore un peu de sens derrière tout ça ? Turn Off The Light est la plus belle conclusion possible, la plus triste aussi, en dépit de ses ruptures de ton et de son paroxysme lyrique final, qui devrait bien fonctionner en live : « Please come and show me the answers / Please come and make sense of it all / Please come, ’cause the truth isn’t out here / Please come, ’cause I can’t stand feeling this small » (S’il te plaît, viens me montrer les réponses / S’il te plaît, viens et donne un sens à tout cela / S’il te plaît, viens, parce que la vérité n’est pas ici / S’il te plaît, viens, parce que je ne supporte pas de me sentir si petit).
Et Arab Strap signent une autre œuvre marquante, terriblement dérangeante et paradoxalement… apaisante : non, nous ne sommes pas seuls.